Un dessin de jeunesse de Paul Cézanne, de retour à Aix

L’origine du carnet de dessin

Vers 1857-1858, Paul (né en 1839) a 19 ans, et va commencer ses études de Droit. Marie (née en 1841) a environ 17 ans et Rose (née en 1854) un peu plus de 3 ans.
La fratrie partage le même goût du dessin dont elle a assurément reçu des rudiments techniques et artistiques.

Durant les vacances peut-être, et sur plusieurs mois, la fratrie Cezanne dessine et remplit en commun un carnet de dessin. Paul, l’aîné, et Marie, la cadette, rivalisent dans des styles et des inspirations très différents.

Au recto des feuillets, Paul s’essaie à la copie d’anciens et affirme une vraie force du trait, de l’originalité dans les sujets et les interprétations. Au verso les dessins et aquarelles de Marie, sont d’une certaine qualité académique, tout entier tournés vers la reproduction de paysages trouvés sur des gravures ou dans des livres. La petite Rose complètera cette œuvre collective en griffonnant des traits divers et le dessin touchant d’un « petit bonhomme », elle-même peut-être ?
Au fil des contributions, le Carnet de dessin, dont la Couverture est d’ailleurs conservée au Musée Granet, va rassembler 18 feuillets, 36 dessins.

Marie Cezanne (1841 - 1921) Paysage au calvaire, Crayon noir sur papier de 1,6 x 22,4 cm, Circa 1856-1857

La disparition du dessin durant 75 ans

À sa mort son fils Paul en hérite et le conserve à son tour. Il le transmet par la suite à son fils, Jean-Pierre, petit-fils donc du Père de l’Art Moderne.
Le carnet est préservé durant la guerre. En 1947 pourtant Jean-Pierre se décide à le mettre en vente. Il est proposé au célèbre collectionneur américain Henri Perlman qui en fait l’acquisition. Mais il y manque six feuillets dont on va perdre la trace.

Henri Perlman fait don en 1962 du Carnet des dessins de la fratrie Cézanne, au Bezalel National Museum de Jérusalem, devenu depuis The Israël Museum.
Au-delà de l’ensemble conservé désormais à Jerusalem, on a vu reparaître deux feuillets lors de ventes récentes à des collectionneurs privés, à New-York, en 2018.

C’est dans ce contexte qu’intervient le rebondissement qui nous intéresse.

La redécouverte fortuite

En 2019, Me Thierry Collet, Commissaire-priseur à Reims, effectue à Cannes un inventaire de succession. Parmi les archives consultées, il repère un dessin double-face dont une mention manuscrite signée Jean-Pierre Cezanne retient son attention.

Il soumet le dessin à un premier expert qui ne croit pas une seconde à l’identité évoquée de l’auteur du dessin. « Si c’est un Cezanne, je suis le Pape ! » estime t-il.
Me Collet persiste dans son intuition. Il contacte, à Paris, un second expert, Marc-Henri Tellier, spécialiste de l’art du XIXème. Mis en présence du dessin, celui-ci associe immédiatement le dessin au Carnet de Jérusalem et évoque la possibilité qu’il en ait été extrait.

L’authentification

Les confirmations s’enchaînent émanant des spécialistes issus notamment de la Société Paul Cezanne, sollicités par Marc-Henri Tellier. Le format et le type de papier correspondent au Carnet de Jérusalem. Comme la quasi-totalité des dessins du Carnet, il emprunte aux thèmes guerriers, probablement inspirés d’œuvres de Maîtres anciens. Quant à la technique utilisée, à savoir l’encre brune sur traits de crayon, elle est propre aux premiers dessins de Cezanne.
Tour à tour, les grands spécialistes Walter Feilchenfeldt, Jayne Warman et David Nash de la Société Cezanne, ainsi que l’historienne de l’Art Fabienne Ruppen, spécialiste des dessins de Paul Cezanne, confirment l’intuition.
Le dessin est authentique !
Pour la première fois, il est répertorié dans le Catalogue raisonné de l’œuvre de Paul Cezanne.

Paul Cezanne (1839-1906) Soldat et vieille femme. Plume et encre brune sur traits de crayon. Circa 1856-57 22,4 x 16,9 cm (feuille)

La mobilisation

En liaison directe avec Marie-Pierre Sicard Desnuelle et Sophie Joissains, la mobilisation est lancée, dans la plus grande discrétion, par le Fonds de dotation.

Le symbole de ce dessin double-face est fort pour Aix-en-Provence : c’est ici qu’il a été dessiné, sans doute à la Bastide du Jas, il est une étape dans la consolidation de la destinée artistique d’un jeune homme qui hésite encore.

Il s’agit donc de faire revenir à Aix une œuvre de jeunesse majeure de celui pour qui la ville se mobilise avec force depuis plusieurs années et notamment depuis l’exposition de référence de 2006.

Grâce à la confiance et à la réactivité de son réseau de mécènes, le Fonds de dotation reçoit la promesse d’engagement d’un mécène majeur, et de plusieurs autres désireux de participer collectivement au retour à Aix de ce dessin de jeunesse de Paul Cezanne.

La vente va se dérouler très rapidement, les enchères montent, proposées à distance. Elles conduisent à une ultime proposition du Fonds de dotation et à l’absence de surenchère au-delà de 26 000 €. Adjugé !
Ce montant est cohérent avec la mobilisation envisagée tenant compte de l’achat, mais aussi des frais de vente, de la restauration de l’œuvre et de son encadrement spécifique, soit un montant total estimé autour de 40 000 €.

Conférence de presse lors de la présentation de deux oeuvres de jeunesse de Cezanne 18/03/2022

Le mécène principal

L’achat par le Fonds de dotation pour le compte du musée Granet et de la ville d’Aix a été rendu possible par Carmelo Zappitelli, président du groupe Provence Habitat.
Ami et mécène de longue date du Fonds de dotation, il a répondu présent en soutien de plusieurs projets au cours des dernières années.

Au-delà de l’achat de l’œuvre, le Fonds de dotation a mobilisé plusieurs autres mécènes en soutien à cette acquisition, principalement son Président Mohand Sidi Saïd et le Président de son Club des mécènes, Gérard Hubner.
Par ailleurs, Aix-en-Provence Mécénat continue d’être pleinement engagé dans le soutien pluri-annuel au projet majeur de restauration de la Bastide du Jas de Bouffan et de sa future réouverture au public.

L’avenir du dessin

Le vendeur avait manifesté son souhait que le dessin reste en France et retourne à Aix-en-Provence, sur son lieu de création.
Le Fonds de dotation Aix-en-Provence Mécénat va, par convention, faire don à la ville d’Aix-en-Provence du dessin qu’il a acquis le 13 mars.

L’œuvre va dans un premier temps, sous le contrôle de Bruno Ély, directeur du musée Granet, être restaurée et encadrée. Elle entrera ensuite dans les collections du Musée Granet, avec mise à disposition ponctuelle de la Bastide du Jas de Bouffan, appelée à devenir un centre cezannien majeur.

Le dessin double-face de Paul et Marie prend tout son sens dans ce projet qui vise à faire découvrir au public la maison familiale du Père de l’Art moderne, celle où durant 40 années son art a mûri et s’est affirmé au point de conquérir le monde et de marquer l’histoire de l’art.
Le public aixois ou venant du monde entier pourra ainsi découvrir, à Aix-en-Provence, une œuvre cézannienne supplémentaire.

Ses caractéristiques

Dans ce dessin, le jeune Paul Cezanne représente une vieille femme assise, de face et pieds nus, tenant une fiole dans sa main droite. A sa gauche, debout et de profil, un soldat casqué serre une petite bouteille dans sa main gauche et la lui montre du doigt. Bizarrement, il est nu-pieds lui-aussi.

Réalisé au début des années d’apprentissage de Paul Cezanne, ce rare dessin de jeunesse (16,9 x 22,4 cm) est un nouvel indice, sur les premières inspirations du Père de l’Art moderne, en l’occurrence les œuvres des maîtres anciens, sa façon de travailler, l’évolution de son trait.

On estime à 350 le nombre de dessins réalisés par Paul Cézanne lors de ses années d’apprentissage, entre 1856 et 1865, dont 45 seulement sont aboutis.
On ne sait pas encore pourquoi cette page du Carnet a été détachée, ni comment celle-ci s’est égarée avant d’être ainsi retrouvée, 75 ans plus tard.
Le dessin a été inclus dans le catalogue raisonné de l’œuvre de Paul Cézanne, sous la référence : FWN 30 16–X5a/b